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Scènes de la vie conjugale-Morceaux choisis

Publié le par Gena Cassidy

Tableau n°2

Sur la scène du théâtre se trouve représenté le salon du pavillon, style classe moyenne. Un canapé et des fauteuils en cuir blanc se font face avec, au milieu, une table basse sur laquelle se trouvent quelques livres, des disques vinyle. La femme est vêtue d’un tailleur pantalon noir et d’une chemise blanche, des lunettes sur le nez, et ses cheveux, raides, sont sagement rangés en une queue basse. La maîtresse, même apparence, les cheveux détachés. Il y a un homme qui gît par terre. Le mari. On dirait qu’il dort. Il est lui-même vêtu d’un jean, d’un pull sombre en grosse laine. Ses lunettes sont tombées par-terre, près de lui, elles se sont cassées. Tous les trois se tiennent immobiles, à l’ouverture du rideau.

Le rideau se lève.

Illustration sonore. Jazz

Lumière

La MAITRESSE (pensive, penchée sur le mari). Tu aurais pu t’éviter ça…

LA FEMME (pensive, penchée sur le mari). Oui. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Il se trouvait assis sur le bord du canapé, il lisait son journal. Je me suis glissée derrière. J’ai posé mes mains sur sa nuque pour le masser… Le pauvre, il a eu une journée difficile…

LA MAITRESSE (souriant, avec ironie). C’est bien sûr, ça, qu’il a eu une journée bien difficile…

LA FEMME (poursuivant, comme si elle se parlait à elle-même, elle se tient, seule, face au public, mimant la scène). Une journée bien difficile… Une réunion qui n’en finissait pas… Des grèves dans les transports en commun… Et puis, il arrive à la maison, éreinté. Et je le vois là, sur le canapé, catatonique…

LA MAITRESSE (interrogative). Catato quoi ?

LA FEMME (poursuivant, comme si elle était dans un état second). Je m’approche de lui… Je vois ses cheveux bouclés, bruns. Je vois cette nuque, cette nuque d’homme, solide, sévère, droite, épaisse. Je suis tout près de lui, toute proche du canapé. J’éprouve une grande lassitude… Une amertume… Une espèce de grande remontée d’acide…

LA MAITRESSE (elle hausse les épaules). Tu m’étonnes. Tu passes ton temps à mentir… A te mentir, même…  Au bout d’un moment, ça devait bien craquer tout ça.

LA FEMME (poursuivant, les yeux grands ouverts, fixant un point dans le vide, comme si elle revivait la scène). Je vois cette nuque…

LA MAITRESSE. Un cou de taureau, tu peux dire.

LA FEMME (elle baisse son regard, elle regarde ses mains). Je vois mes mains…

LA MAITRESSE (rêveuse, elle regarde les mains de la femme). Oui… Tes mains… Tes petites mains d’enfant. Aux ongles roses, coupés courts, parfois rongés. Des petites mains chaudes.

LA FEMME (les mains qu’elle montre, en pleine lumière). Je vois sa nuque. Je pose mes mains sur ma nuque. Je le masse. Je vois qu’il penche la tête en arrière. Il me sourit. Il ferme les yeux. Je continue. Je sens courir dans mes mains, ce fluide, tu sais, ce fluide chaud, qui par moment, me rend fébrile.

LA MAITRESSE (rêveuse). Oui… Je sais cela…

LA FEMME (muette). …

LA MAITRESSE (elle s’approche d’elle, elle est tout prêt d’elle, comme si elle allait lui murmurer quelque chose à l’oreille, souriante). Et alors, Que s’est-il passé ?

LA FEMME (troublée, bafouillant). Je… Je… Je ne sais pas… Je… Je… Je ne sais plus…. Enfin…  C’est que… Je crois que j’ai fermé les yeux, moi-même à mon tour… Et… Après, je les ai ouverts et j’ai vu quelque chose….

LA MAITRESSE (toujours aussi proche, près de son oreille, lui chuchotant). Oui… Vas-y ma belle. Dis tout ce que tu as sur ton cœur. Déballe tout. On n’en reparlera plus, après, ma chérie… T’en fais pas, tout sera bientôt terminé.

LA FEMME (saisie d’immobilité, saisie d’horreur). Oui… C’est bien ça… J’ai vu… J’ai vu quelque chose d’incongru. J’ai vu ses yeux, grands ouverts, écarquillés…. Et puis… Et puis…

LA MAITRESSE. Oui… Vas-y ma belle. Tu y es…

LA FEMME. J’ai vu ces yeux écarquillés et puis ce bout de langue pointu et dressé qui débordait de ses lèvres… Oui… C’est ça. Un petit bout de langue, rouge vif.

LA MAITRESSE (s’éloignant d’elle, s’esclaffant, railleuse). Peuh ! La belle affaire ! Tu l’as étranglé ! Et alors ! Tu n’es pas la première à qui ça arrive ! Et tu ne seras pas la dernière !

LA FEMME (elle regarde ses mains). Oui… Tu as raison… Je me demandais bien aussi… C’est moi…. Je l’ai étranglé… Avec mes mains… A mains nues…

LA MAITRESSE (sifflant d’admiration). Fichtre, comme un homme ! Toi !

La FEMME. Oui… C’est bien moi…

LA MAITRESSE (elle tourne autour du corps qui git, elle se penche sur lui). Tiens! Je vois son petit bout de langue… Et puis, des petites marques rouges sur son cou. La marque de tes ongles. Et celle de tes doigts. Des doigts d’enfant… Comme c’est curieux… Ses yeux… Je vais les fermer. Ce sera moins gênant. (elle se penche et lui baisse les yeux). Brrr ! Il est froid. C’est drôle, un mort. C’est glacial. Dis donc, il est encore plus beau mort que vivant. On dit le masque de la mort, le masque de la mort. Ça lui va plutôt bien.

LA FEMME (secouant la tête, comme si elle se réveillait, elle se tourne vers sa maîtresse). Je t’en prie, tu parles de mon mari.

LA MAITRESSE. Voilà que Madame a des scrupules, des délicatesses de jeune fille. Si ça continue, tu vas piquer un fard, comme une collégienne ! Pourtant faut bien qu’on s’en débarrasse de ce macchabée, il est plutôt encombrant ! Et puis, faut qu’on s’invente un scénario, un qui tient la route. On va s’apercevoir bien assez vite de sa disparition !

LA FEMME. Qu’allons-nous donc trouver comme histoire ?

LA MAITRESSE. Voyons… Ton mari sort de son travail à…

LA FEMME. Il sort de son travail vers 18heures.

LA MAITRESSE. Une fois sa journée de travail achevée, que fait-il ?

LA FEMME. Il rentre à la maison, en général. Il prend le train de 18H15 et arrive chez nous vers 19h. Ce qui s’est produit, aujourd’hui comme tous les autres jours.

LA MAITRESSE. Mais alors, que faire ? Que dire ?

LA FEMME. Il faudrait d’abord se débarrasser du cadavre. Je pense, que je pourrai aller à la gendarmerie demain matin et signaler sa disparition. Dire qu’il n’est pas rentré et que ce n’est pas dans ses habitudes.

LA MAITRESSE. Oui… Tu as raison. C’est ainsi qu’il faut procéder. Il faut d’abord se débarrasser du corps et…

LA FEMME. Et monter le scénario d’une disparition. Pas de corps, pas de preuve.

LA MAITRESSE. Oui… Pas de corps, pas de preuve.

Les lumières s’éteignent.

(à suivre)

 

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